Le Label 619 a révolutionné le paysage de la bande dessinée franco-belge en repoussant les limites des conventions. Proposant des univers uniques, il incarne un état d’esprit audacieux, offrant des œuvres à la fois divertissantes et riches en substance. Avec une esthétique singulière et des thématiques originales, le Label 619 s’est imposé comme une référence dans le domaine de la BD.
Après 15 ans d’existence Le Label 619 sera l'invité d'honneur du festival de BD de Chambéry début octobre. Une première dont Run, auteur de Mutafukaz et père fondateur de la structure, se félicite. Il faut dire que les auteurs du label ont le vent en poupe (Mathieu Bablet, Neyef et Guillaume Singelin) et ont marqué de leur empreinte les critiques et le public ces dernières années. Pour cet anniversaire, Run a accepté de revenir sur l’histoire de la structure, ses auteurs, ses influences, ses perspectives et sa volonté de promouvoir une bande dessinée « métissée » ainsi qu’une pop culture française réhabilitée. Rencontre.
Le Label 619 marque un jalon dans l’histoire de la BD moderne après 15 ans d’existence, êtes-vous d’accord avec ça ?
Je pense que je n’ai pas le recul suffisant, ni pour m’en rendre compte ni pour le constater. Je suis tellement dedans depuis le début que je ne perçois pas trop la manière dont les gens l’ont vu arriver. Je sais que, souvent, quand les gens me parlent de Mutafukaz, ils me disent : « quand on l’a vu arriver, c’était un ovni ». Pour moi, ce n’était absolument pas un ovni parce que ça faisait longtemps que je le pensais. Il était arrivé à maturation. Donc, écoutez, tant mieux si les gens pensent qu’on a révolutionné le game ! Nous, dans l’idée, on ne cherchait pas forcément à être en rupture. On voulait juste faire bouger les lignes. C’est-à-dire que moi j’ai grandi des années 1980, au carrefour du comics avec l’héritage franco-belge. J’ai grandi avec les Schtroumpfs, Achille Talon et les Tuniques bleues. Mais, dans l’autre main, j’avais aussi Strange, Spider-Man… et puis les dessins animés sont arrivés à la télé : Goldorak, Candy… Puis ensuite Akira, puis encore ensuite Dragon Ball en manga… Donc, finalement, quand j’ai commencé à faire de la bande dessinée, elle était naturellement métissée. Mais je ne me posais pas ces questions-là, je faisais juste de la BD. Par contre, je me suis rendu compte que ce métissage des genres était problématique quand je voyais qu’il n’y avait aucune autre œuvre telle quelle dans les librairies et quand,
les éditeurs me disaient non. Surtout que j’avais des exigences, on va dire, un peu de taulier alors que j’étais un no name. Mais j’arrivais en me disant que ce serait bien de faire un format plus petit, plus épais, genre 128 pages et tout. Les mecs me disaient : « C’est gentil, mais nous on a un système qui fonctionne. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Attends, on va déjà commencer par le début. On va te mettre un scénariste et on verra ce que tu sais faire. »
Et c’est vrai que moi j’étais un peu perturbé parce que j’avais cette naïveté de croire que s’il n’y avait pas de BD comme ça en rayon, c’est tout simplement parce que peut-être que personne n’y avait pensé. Je me posais vraiment ce genre de questions. Et puis, il se trouve que quand j’ai rencontré Ankama, qui n’était pas encore une maison d’édition à l’époque, et qu’en 15 jours je me suis retrouvé d’auteur de BD qui voyait porte close chez toutes les maisons d’édition franco-belge, à directeur de collection, directement, je me suis dit : « bah ok on y va quoi ». Et il se trouve que la sortie de Mutafukaz a fait un appel d’air et d’autres auteurs, qui étaient dans le même cas de figure que moi, qui ne trouvaient pas forcément leur place dans le paysage éditorial traditionnel, se sont dit : « Il y a de la place pour nous à cet endroit. »
Après ça, ils m’ont contacté, et progressivement le label s’est monté, sans volonté de révolutionner quoi que ce soit ou de changer les choses, juste faire notre propre écrin et sortir les BD qu’on a envie de sortir. Cette année, pour la première fois le Label 619 disposait d’un stand dédié à Angoulême.
Qu’est-ce qui a fait que les portes se sont ouvertes chez Ankama ?
Avec Tot (fondateur d’Ankama NDLR.), on trouvait que le marché de la BD Franco-Belge étais sclérosé. Lui s’était retrouvé confronté aux mêmes problèmes que moi quand il a cherché à faire publier son manga Dofus et son artbook. Les éditeurs lui disaient non. Donc assez vite, contrairement à moi qui n’avais pas un rond, avec le jeu Dofus, il avait de l’argent à investir et s’est dit qu’on allait faire une maison d’édition dans laquelle il pourrait publier ses mangas Dofus. Je suis arrivé pile à ce moment-là. Puis naturellement, il m’a proposé de gérer la maison d’édition et de faire venir des auteurs. C’est comme ça que je me suis dit que j’allais faire une collection qui s’appelait Label 619. Au début, je voulais l’appeler Label 777 parce que c’était le nom de mon pseudo, mais je me suis rendu compte que c’était un peu nombriliste. En plus, ça faisait vraiment, « le Label de Run » et je ne voulais pas de ça. En fait, je cherchais des chiffres et 619 vient de Rey Mysterio, le catcheur, c’était sa prise finale. Au moment du lancement du Label 619, à la Japan Expo, on avait fait un match de catch qui reproduisait le match du tome 0 de Mutafukaz qui allait paraître quelques mois plus tard. Mais 619, c’est surtout l’indicatif de San Diego, la Mecque de la bande dessinée américaine. Au début du label, j’étais passionné par la culture américaine. En plus, il y a une symétrie qui est parfaite : si tu regardes de loin, tu peux lire B.I.G. C’est là que j’ai dit : « vas-y, c’est bon. On part là-dessus, c’est bien ! »
Là, on a sorti de grands dos toilés, on va dire un peu plus classiques, et le public nous dit « C’est excellent le virage que vous prenez ». Non, non, on n’a pas pris un virage, en fait c’est juste que les projets s’y prêtent. En fait, on s’adapte au projet qu’on reçoit, il n’y a pas de ligne directrice. Maintenant on ne va pas faire que de grands formats parce que ça fonctionne mieux, et ça fonctionne mieux ! Non, on s’adapte au projet, on marche au kiff et sans se dire « oh mon dieu ! Est-ce qu’on va toujours être au top ? ». On n’y pense pas vraiment.
Vous vous appuyez sur une jeune équipe qui va peut-être prendre le relais. Est-ce par eux que passe le renouvellement créatif ?
De toute façon, il faut toujours aller chercher des jeunes. Aujourd’hui, une nouvelle génération arrive, et elle est hyper douée. Donc, s’ils veulent venir avec nous, c’est super. S’ils ne veulent pas, tant pis. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne va pas rester sur nos acquis comme des vieux. On ne va pas devenir une caricature de nous-mêmes. On va chercher de nouvelles têtes ! Et puis, ils sont tellement bons, les jeunes d’aujourd’hui, ils ont tellement d’influences différentes. Maintenant, il y a même des biberonnés au label qui l’ont digéré avec leur propre style. C’est le cas de Petit Rapace qu’on a signé récemment. Alors parfois, ça fait un peu bizarre quand tu parles à un auteur d’égal à égal et que pour lui tu es « le maître d’école ». Heureusement, assez vite, ça retombe
parce qu’au bout du compte, c’est juste un auteur qui discute avec un autre auteur.
15 ans, pour vous, c’est aussi l’animation du film Mutafukaz. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Pas terrible en fait. C’était une aventure humaine extraordinaire avec le Studio 4°C. Le film, en dehors du cadre Ankama, je pense qu’il n’aurait jamais pu exister. Le film a été financé à 100 % par Ankama. C’est déjà miraculeux, c’est unique. Mais c’est aussi compliqué parce que là, comme il n’y avait qu’Ankama aux commandes et qu’il n’y avait ni de CNC, ni de chaine de TV, ni rien d’autre, il suffisait qu’il y ait des hauts et des bas chez Ankama pour que ça se ressente directement sur le film. Jusqu’à la fin, je ne savais même pas si on finirait, je ne savais pas s’il allait sortir. Donc compliqué émotionnellement, je dirais. Mais pour le reste, c’est super enrichissant. Tout le travail qu’à fait le studio 4°C, les mecs, c’est des cadors ! Moi, je ne me sentais pas légitime du tout, ne serait-ce que pour leur faire corriger des storyboards. C’est vrai que je n’en garde pas forcément un bon souvenir, parce qu’en plus j’avais le reste. J’avais le label 619 à gérer, j’avais mes propres BD, je me suis retrouvé parachuté sur un projet de catch qui était en interne chez Ankama…donc il y avait beaucoup trop de choses pour un seul bonhomme. En plus, le film a été écrit pour durer deux heures, et il y a eu beaucoup de coupes. (…) Maintenant, est-ce que j’en suis fier ? Je suis fier du travail qui a été accompli par le studio, et content que le film existe.
Qu’est-ce qu'il se passe quand vous regardez les 15 dernières années ?
Alors, je vais vous dire un truc : ça n’arrive jamais ! On ne regarde jamais dans le rétro. On regarde ce qu’on va sortir. Moi, je sais que les choses n’auraient pas pu se faire sans Ankama. Maintenant, on est chez Rue de Sèvres et eux, pour le coup, l’édition c’est leur corps de métier. Fatalement, on est encadré de manière différente, mais on a la même liberté, ce qui est fondamental. Toutes les maisons d’édition ne sont pas capables de la donner. Rue de Sèvres nous la garantit. En plus, on bénéficie d’un encadrement professionnel avec une équipe plus petite, plus humaine.
Je suis content que le groupe soit toujours là, en fait. C’est ça ma vraie satisfaction. Mais ça s’arrête là. Tout de suite après, les questions sont : « quelle est la prochaine BD ? Comment on la fait ? ». La satisfaction c’est de se dire que ça existe ; qu’on est toujours là 15 ans plus tard. Mais parfois, sur un coup de tête, je pourrais dire : « On passe à autre chose. » D’ailleurs, plusieurs fois je me le suis dit. Mais tant que l’envie est là, on continue !
Comment rester inventif après 15 ans d’expérience ? Avez-vous parfois la peur de tourner en rond ?
Déjà on n’y pense pas parce que, demain, s’il faut, on arrête tout, sans remords, je me dirais juste : ça a existé et c’est très bien. Après, on essaye toujours de se réinventer parce qu’on a conscience aussi qu’au début, on était de jeunes auteurs. Maintenant on devient des auteurs, je ne veux pas dire vieillissants, mais si, tout le monde vieillit. C’est quelque chose dont on a conscience, mais ça ne nous fait pas peur. On évolue, on essaie de se réinventer.
Mais ça va permettre la découverte de la série et plus largement du Label ?
Oui, ça arrive, bien sûr. Ce qui est bien chez nous, c’est que chaque projet est une porte d’entrée vers le Label 619. Par exemple, pour Mutafukaz, je sais que Mutafukaz 1886 a été une porte d’entrée vers Mutafukaz et vers le film. Quelquefois, c’est le film qui est une porte d’entrée, etc. Tout est possible. L’idée, quand j’écris des histoires qui sont dans le même univers, je m’arrange toujours pour que les gens ne soient pas largués en cours de route. Malheureusement, ils se sentent souvent largués parce qu’ils se demandent par où commencer. C’est difficile de leur répondre : « par où vous voulez » parce que c’est difficilement audible. Ils ont besoin d’une réponse. Alors je conseille souvent de commencer par l’intégrale Mutafukaz. Si ça plaît, après, tu pourras attaquer par ce que tu veux.
Est-ce qu’avec le Label 619, vous voulez explorer les genres de la production populaire ?
Oui, c’est de la pop culture à l’état brut, j’ai envie de dire. En tout cas, c’est ce qu’on essaye de réactiver en France, parce que je trouve que la pop culture s’est perdue, en fait. Aujourd’hui, on parle beaucoup de roman graphique. Finalement, si tu veux qu’on en parle dans les médias un peu mainstream, il faut que
ça soit du Graphic Novel. On n’appelle même plus ça de la BD d’ailleurs. C’est de la BD, mais il faut appeler ça autrement. BD c’est connoté enfant, c’est connoté pas intelligent… Mais nous, on tient à amener une forme de pop culture pas conne. Pour nous, c’est super important : du divertissement, de la réflexion, mais avant tout, du plaisir à la lecture.
Et les BD numériques, est-ce quelque chose que vous regardez ?
Non. Alors, si, on regarde comme ça, c’est toujours intéressant. Par exemple, pour tout ce qui est œuvre à l’étranger, c’est toujours bien. Maintenant, nous, on est quand même attaché à l’objet.
Et le webtoon ?
On n’en est pas encore là. Pour le coup, on est la génération vieillissante. On ne sait pas faire. Notre force, c’est faire des projets papier. On peut accompagner dans les webtoons, mais aujourd’hui, ce n’est pas prévu. On n’a pas de portail, on n’a rien, on ne peut pas le mettre sur le site du Label 619 qui fait 300 vues.
Plusieurs auteurs du Label ont été récompensés ces dernières années, cette reconnaissance est importante pour les membres de l’équipe ?
C’est gratifiant pour l’auteur qui est récompensé. Mais je ne le prends pas pour le Label 619 en particulier. Toute reconnaissance est bonne à prendre, en plus on est quand même resté longtemps dans l’ombre. Maintenant, je ne le prends pas pour moi et personne au Label ne le prend pour le label. Ce sont des réussites individuelles au sein d’un collectif. Après, je l’associe beaucoup à Rue de Sèvres. Jusqu’à présent, je pense que quand on était chez Ankama, peut-être qu’on n’avait pas cette aura de légitimité qu’on peut avoir chez Rue de Sèvres, notamment vis-à-vis du monde éditorial. Je le ressens vraiment comme ça. Encore une fois, c’est une intuition. Peut-être qu’on était un peu boudé, peut-être aussi qu’on n’actionnait pas les bons leviers. Mais je pense quand même que le travail de Rue de Sèvres, pour nous faire connaître, porte ses fruits !
Propos recueillis par Kelian Nguyen & Romain Garnier